La décroissance reste un mot tabou, comme l’a longtemps été celui de sobriété qui aujourd’hui s’impose sensiblement. Et pour autant… Entre 1960 et 2010, sur les 69 principales matières premières, seules six ont vu leur consommation mondiale décliner, notamment par leur interdiction d’utilisation. La consommation matérielle mondiale s’accélère : elle a crû de 53 % entre 2002 et 2015, d’après l’ouvrage de Jean-Baptiste Fressoz. Et la reprise d’activité depuis la période COVID génère toujours plus de consommations de ressources. Au cœur de ce système consumériste, les énergies fossiles sont incontournables pour faire tourner la machine.
“Les énergies fossiles sont pourtant un véritable miracle : fruit d’une lente transformation de centaines de millions d’années, elles présentent des caractéristiques uniques (stockage, transport, densité). Cette bénédiction, qui pourrait nous permettre une grande qualité de vie, nous en faisons notre malédiction, en la dilapidant de manière irresponsable, causant des dérèglements immenses de notre écosystème Terre”, explique Ziad Farhat, directeur Énergie & climat chez Auxilia.
Au-delà de l’urgence contextuelle, les enjeux structurels imposent une réponse planifiée de sobriété énergétique (évolutions climatiques, disponibilité du parc nucléaire, de la ressource hydroélectrique, etc.), déclinée localement, prenant en compte les possibles effets rebonds ainsi que les conditions d’acceptabilité. Ainsi, cette réponse planifiée s’articulerait autour de deux modes d’action : le soutien à la sobriété individuelle et la sobriété collective.
Nous avons recensé treize définitions par l’Agence Régionale Énergie Climat (AREC) dans le 3e atelier de la Fabrique Francilienne des Sobriétés. Quels traits communs comportent-elles ?
- L’objectif partagé : baisse des consommations énergétiques.
- Le changement d’usages, de comportements et de modes de vie en plus d’aménagements techniques (rejet du high tech, de l’ébriété énergétique et de l’efficacité dont il s’agit de se distinguer).
- Une combinaison des efforts et stratégies collectifs et individuels est nécessaire.
- La préoccupation pour l’équité sociale dans l’effort demandé et dans la réorganisation vers une société plus sobre est globalement partagée, bien que pas systématiquement mentionnée. Dans certains cas, la sobriété devient même un levier d’équité.
Sobriété et équité sociale
La sobriété individuelle s’appuie sur la demande des usagers et les écogestes de la vie quotidienne, mais à la condition d’intégrer la justice sociale. Sans vision et action politiques collectives, la responsabilité d’agir n’est pas partagée entre classes sociales, impactées de manière inégale. Celles qui font un effort important, volontairement ou sous contrainte, peuvent être découragées par le manque d’équité tout comme par l’impact effectif limité. Ziad Farhat précise : “Outre la dimension inéquitable de la sobriété telle qu’envisagée actuellement, l’efficacité des démarches individuelles se pose. Une étude du Shift Project révèle ainsi que si tou.te.s les Français.e.s divisaient par quatre leurs émissions de GES pour lutter contre le réchauffement climatique, seuls 25 % de l’objectif permettant de contenir le dérèglement climatique seraient atteints. Ainsi, d’un point de vue politique, ne pas réinterroger le paradigme de la croissance énergétique dans un contexte de dérèglement climatique et faire peser le poids de la solution sur les individus est à minima un déni de la situation, au pire une volonté de ne pas concevoir les réponses attendues pour faire face à ce défi”. Sans la transformation des organisations sociales et économiques, ainsi que la juste répartition de ressources limitées, la sobriété individuelle ne restera dans les faits qu’une modération de la consommation.
La sobriété collective, quant à elle, nécessite d’être portée par des politiques publiques ambitieuses, nationales et locales car elle appelle à de nouveaux modèles et modes d’organisation de société impliquant par exemple : la réduction de la place de la voiture individuelle, la rénovation énergétique et des usages adaptés des bâtiments, le réaménagement du territoire et une réduction systémique du prélèvement des ressources.
Si les précédentes décennies ont vu les acteurs industriels et politiques faire porter le poids de l’écologie sur les individus, Auxilia (comme, par exemple, d’autres acteurs fédérés en réseau au sein du CLER), travaille avec les collectivités à la conception de véritables politiques publiques de sobriété.
C’est ainsi qu’Auxilia structure sa vision et son approche du territoire sobre qui ambitionne de décroitre son intensité énergétique. Cette approche interroge l’ensemble des politiques publiques ainsi que les initiatives des acteurs-clés du territoire pour définir et déployer un plan de sobriété. Pour pousser le curseur de la sobriété auprès des collectivités locales, les missions conduites par Auxilia s’attachent, par exemple, à :
- stimuler les imaginaires sur la sobriété, en s’appuyant sur un jeu sérieux construit pour repenser les processus et requestionner les usages, les modalités d’accompagnement du changement (voir encadré) ;
- aider, par l’impulsion de la Région Centre-Val-de-Loire, des territoires à mettre en récit auprès de leurs habitant.e.s la sobriété à l’échelle locale ;
- accompagner la conception de Plans Pluriannuels d’Investissements communaux dédiés à la rénovation énergétique, avec Territoire d’Énergies 44 ;
- concevoir, aux côtés d’Ile-de-France Énergies et des collectivités lauréates, des stratégies locales de rénovation de leurs copropriétés, incluant des actions de sobriété.
L’urgence énergétique cet hiver a presque éclipsé l’actualisation de la Stratégie française sur l’énergie et le climat (SFEC), notre feuille de route pour atteindre la neutralité carbone en 2050. Une concertation nationale doit conduire avant juillet 2023 à l’adoption de la première Loi de programmation sur l’énergie et le climat (LPEC), à l’aune de laquelle seront actualisés d’ici 2024 nos outils de pilotage : la Stratégie Nationale Bas Carbone (SNBC), la Programmation Pluriannuelle de l’Énergie (PPE) et le Plan National d’Adaptation au Changement Climatique (PNACC).
Le 20 janvier, une annonce du ministre de la Transition écologique, Christophe Béchu, a toutefois fait réagir : les travaux de réédition du PNACC se basent maintenant sur 2 scénarios, un scénario “optimiste” correspondant à la trajectoire de l’Accord de Paris, et un scénario “pessimiste” dérivant de notre inaction collective, qui conduirait à une hausse de température de +4 °C pour la France. Les collectivités auront un rôle majeur dans la territorialisation de la SFEC à travers leur propre planification. Avec l’évolution rapide du climat, la prise en compte du climat futur et les politiques d’adaptation doivent absolument irriguer ces stratégies, notamment les PCAET. Ces hypothèses de hausse de température devraient donc servir de référence à l’élaboration des documents nationaux et locaux. Le message est clair : les collectivités ne peuvent ignorer les changements à l’œuvre et doivent préparer leur territoire aux conséquences – même celles que l’on espère éviter.
La puissance publique a un rôle majeur à jouer, en particulier les collectivités territoriales, en agissant sur les normes et en déployant des projets porteurs d’avenir. “Lorsqu’il s’agit de proposer une direction vers la sobriété, une partie de la classe politique ou citoyenne peut voir cela comme une régression, comme par exemple le développement des modes actifs (marche, vélo) ou le covoiturage : partager sa voiture ou utiliser un vélo peut sembler aller à l’encontre d’une ancienne promesse de progrès social. Les verrous psychologiques des décideurs sont difficiles à lever” explique Emmanuel Cau, chef de projets Énergie & climat Auxilia.
“Les imaginaires de la sobriété percutent la complexité des enjeux et la multiplicité des couches d’injonctions. Dans ce cas, l’approche systémique est peu active, même si cela a évolué notamment avec le Plan Climat Air Énergie Territorial (PCAET), ou le Schéma de Cohérence Territoriale (SCoT). Leurs mises en œuvre restent compliquées, d’autant plus quand les agendas des documents de planification ne sont pas articulés”.
L’AREC IDF organise depuis 2020 un grand cycle d’ateliers sur la thématique de la sobriété avec des professionnels, afin d’éditer un programme d’action dynamique sur ce sujet. L’objectif est de faire émerger des imaginaires propices à une transition vers plus de sobriété énergétique, en complément des connaissances apportées, grâce aux approches scientifiques et rationnelles. Pour appuyer la transition vers plus de frugalité, et faire atterrir opérationnellement ce travail au sein des collectivités, un kit IMAGINAIRGY a été produit par Auxilia et Casus Ludi. Ce jeu sérieux s’adresse aux élu.e.s et aux agent.e.s, afin de les aider à se projeter dans des mondes où la sobriété est la norme, et d’y poser la première pierre de ce qui leur semble souhaitable. Trois scénarios spéculatifs sont proposés :
- Le grand renoncement
- L’autolimitation sous-veillée
- La justice énergétique.
Chacun interrogeant des niveaux de désirabilité et d’acceptabilité sur les nombreux nouveaux modes de vie imaginés (alimentation, déplacements, logement, vie sociale…).
Alors, la formation-action des élus sur les enjeux et les priorités relatifs à la transition climatique, énergétique, de santé et de biodiversité est incontournable avec pour finalité de permettre aux décideurs locaux, de conjuguer cette complexité avec les actions de court terme. “La formation-action ou le travail de construction d’une vision commune sans rechercher le consensus mais plutôt le consentement basée sur le partage d’expérience et de parcours entre pairs, sur l’approche en résolution de problématique, est un outil pédagogique puissant qui permet un transfert rapide dans l’activité” poursuit Emmanuel Cau.
Une majorité de la population pense que les transformations sont nécessaires, mais elle n’a pas confiance dans la capacité d’adaptation et de mise en œuvre des territoires (Ademe, Observatoire des usages et représentation des territoires, 2021). Pour renverser cette opinion, l’engagement des acteurs-clés dans les territoires, entreprises et associations, pourrait être un levier très important. En effet, il est difficile de mobiliser des habitants alors il faut aller vers eux. Pouvoir mobiliser les actifs au sein de leur organisation sur leur temps et/ou leur lieu de travail, permettrait de passer un cap dans les démarches de concertation sur la sobriété. Les designers d’Auxilia mobilisent les usagers dans des ateliers leur permettant de prototyper des expériences, des situations et contextes de transformation futurs. En stimulant ces nouvelles représentations ainsi coproduites, il est possible de rendre désirable la sobriété et la perception des modes de vie vers un juste besoin.
Dans le 1er « Grand Format » (1/4) intitulé « Un territoire sobre pour contrer l’ébriété énergétique… », Auxilia pose la nécessaire articulation entre sobriété individuelle et sobriété collective pour contrer les mouvements d’ébriété énergétique. Mais cela doit être soutenu par des politiques publiques plus ambitieuses, planifiées et intégrant les enjeux de justice sociale.
Le second « Grand Format » (2/4) intitulé « Construire des récits mobilisateurs dans les territoires », Auxilia pose la nécessaire articulation entre sobriété individuelle et sobriété collective pour contrer les mouvements d’ébriété énergétique. Mais cela doit être soutenu par des politiques publiques plus ambitieuses, planifiées et intégrant les enjeux de justice sociale. Lecture disponible ici.
Auxilia revient dans ce « Grand Format » (3/4) sur l’idée même de redirection sur la sobriété comme une alternative aux stratégies de RSE et de développement durable insuffisantes et souvent globales. Lecture disponible ici.
Dans le dernier « Grand Format » de notre série de 4, Quentin Herbet, chef de projets Énergie & climat chez Auxilia revient sur le concept même de rationnement, de son histoire à ses formes plus actuelles, et sa contribution dans les stratégies écologiques au sens large. Lecture disponible ici.
Ziad Fahrhat a contribué avec Laurence Sellincourt à la rédaction de cet article. Depuis, il a quitté Auxilia Conseil pour se consacrer à d’autres projets, et nous le regrettons bien. A une prochain fois, Ziad 🙂