L'édito février 2024

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Eclairer, partager, décloisonner, surprendre les nouvelles tendances, décrypter les signaux faibles…, autrement dit « Réveiller nos futurs », la proposition de la newsletter d’Auxilia. Prospective et réaliste, nous l’avons imaginée comme une source d’inspiration pour les territoires et les structures que nous accompagnons, quels qu’ils soient.

Le monde agricole est pris dans un système dont il est très dur de sortir.

Votre auteurBastien MARCHAND

Bastien MARCHAND

Consultant - Doctorant en redirection écologique
Votre autriceMargot RAT-PATRON

Margot RAT-PATRON

Cheffe de projets Energie & climat
Votre interlocutriceBérengère MENDEZ

Bérengère MENDEZ

Directrice Agricultures & alimentation et de l'agence de Lyon

Ce numéro de février de « Réveiller nos futurs », la newsletter d’Auxilia nous partage la vision de  Bérengère Mendez, directrice de l’expertise Agricultures & alimentation au sein d’Auxilia. Suite au mouvement agricole du début d’année, il est important de lui donner la parole pour y voir plus clair sur une situation préoccupante… et féconde en controverses.

Quelles sont les missions de ton équipe en matière agricole et alimentaire ?

Chez Auxilia, l’équipe Agricultures & alimentation a principalement pour rôle d’accompagner les collectivités dans différents types de missions.
D’abord, on mobilise les acteurs locaux pour co-construire une vision partagée et une stratégie agricole et alimentaire qui vise généralement la relocalisation et la transition écologique et sociale du système alimentaire. Cela se traduit concrètement par des PAT, des Projets Alimentaires Territoriaux, l’outil privilégié à disposition des collectivités. Ils peuvent donner lieu à des missions qui relèvent plus de la déclinaison opérationnelle : on accompagne une collectivité, un acteur privé ou un partenariat public-privé dans l’étude d’opportunité et de faisabilité d’outils de transformation ou de distribution agro-alimentaire des magasins, des tiers-lieux, etc. afin d’enrichir et de compléter le système alimentaire local, et de faciliter le lien entre producteurs et consommateurs d’un même territoire – parce que c’est toujours un peu ça le sujet.

Ensuite, on aide les collectivités dans leurs démarches d’approvisionnement de la restauration collective en produits locaux et en produits de qualité, en articulation avec les lois EGalim, qui obligent depuis 2018 les collectivités à s’approvisionner à hauteur de 50% en produits durables ou sous signe officiel de qualité.

Enfin, on travaille en faveur de l’accessibilité alimentaire, là où il y a des enjeux forts comme dans les Quartiers Prioritaires de la Politique de la Ville (QPV), mais aussi, au sens large, dans la lutte contre la précarité alimentaire. On a par exemple collaboré avec les Restos du Cœur dans l’écriture de leur stratégie.

Avec les agriculteurs et agricultrices, êtes-vous amené·es à vous côtoyer et travailler ensemble ?

Bien sûr, même si ce sont des personnes très occupées et que ce n’est pas toujours évident de les faire participer à ce type d’exercice. On travaille soit avec elles et eux directement, soit par le biais de leurs représentant·es : les syndicats, dont on a beaucoup parlé dernièrement, comme les Jeunes Agriculteurs, la Confédération Paysanne ou la FNSEA, mais aussi les chambres consulaires et les associations agricoles comme les CIVAM ou les Groupements des Agriculteurs Bio (GAB), qui sont des associations ou des collectifs d’agriculteurs et d’agricultrices engagé·es dans des démarches d’agriculture biologique, agroécologique ou paysanne.

Tout ce beau monde porte la parole de collectifs qui défendent des visions du monde agricole qui parfois peuvent s’opposer, et c’est justement le rôle d’Auxilia, de faire en sorte que toutes les sensibilités soient représentées dans le cadre de l’élaboration d’une stratégie alimentaire locale.

Départs à la retraite, conditions de travail, salaires… Leur situation peut-être qualifiée de catastrophique. Depuis ton poste d’observation, dresses-tu le même diagnostic ?

Je fais aussi un diagnostic très alarmant. En plus des conditions de travail très difficiles, d’une faible rémunération et des enjeux d’écologisation, l’un des principaux problèmes est effectivement que, dans 10 ans, un agriculteur sur deux prendra sa retraite. Ça peut s’expliquer pour deux raisons principales.

D’abord, on l’a vu dans les récents débats, il y a une forme de désamour pour ce métier difficile et peu rémunérateur. On peut parler d’une crise des vocations chez les plus jeunes, qui remettent en question ce qui était accepté par les générations précédentes, à savoir travailler 7 jours sur 7, 365 jours par an. Pour les éleveurs ou les éleveuses par exemple, il n’y a pas d’échappatoire… même s’il existe des systèmes de remplacement qui permettent de partir une semaine par an en vacances dans le meilleur des cas ou des manières de s’associer pour se relayer.

Ensuite, c’est devenu très difficile de s’installer. Il y a une vraie difficulté à accéder au foncier, au matériel et au bâtiment agricole à cause de la concentration des exploitations. Cette situation est encouragée à la fois par la Politique Agricole Commune qui finance les agriculteurs et agricultrices proportionnellement au nombre d’hectares et par le fait que, sur un tel marché mondialisé et libéralisé, les grosses exploitations s’en sortent mieux que les petites. On observe donc une course à l’agrandissement qu’on ne parvient pas à juguler parce que ça relève d’activités privées et qu’on a peu de contrôle sur les ventes et achats de terrains. Ça rend l’accès au foncier compliqué si on n’est pas du sérail, et quand bien même, un terrain coûte plusieurs millions d’euros. Tout le monde ne peut pas se permettre de se sur-endetter avant même d’avoir lancé son activité…

Pourquoi est-ce si difficile de changer la situation ? 

Tout simplement parce qu’elle pose des problèmes variés et entremêlés. On a par exemple des enjeux relatifs à la propriété privée : certaines terres, devenues très chères, comme les grandes terres céréalières de la Beauce ou certains vignobles français, appartiennent désormais à des acteurs privés, parfois étrangers, dont on ne sait pas grand-chose et sur lesquels on a peu de prises. Ça pose des questions de sécurité alimentaire : que vont-ils faire de ces terres dans vingt ou trente ans ?
Ce n’est qu’un bref exemple, mais on comprend très vite que c’est un système… Et comme tout ce qui est systémique, on ne peut pas se contenter de ne modifier qu’un seul paramètre. Il faut tout changer en même temps.

D’où, à mon avis, une forme de résistance, de déni face à des constats qui s’imposent à nous. Attention, le monde agricole est en première ligne du changement climatique et je n’observe pas de remise en question sérieuse de la réalité scientifique. Là où il y a un débat, c’est plutôt sur la façon de répondre et de s’adapter.

Deux mondes s’opposent. D’un côté, un monde qui est lancé dans une fuite en avant, avec son gigantisme et ses mégabassines. De l’autre, un monde beaucoup plus minoritaire, qu’on entend peu, qui n’a ni le pouvoir ni l’argent, et qui estime que la stratégie serait de réintroduire de la diversité dans les pratiques et dans les cultures parce que plus un système est diversifié, plus il est résilient face aux aléas climatiques. C’est le monde de l’agroécologie et de la permaculture, synonyme aussi d’une prise de risque et de rendements potentiellement moins importants.

La perte des savoirs et de savoir-faire n’est-elle pas un enjeu qui nous fait face aujourd’hui ?

Absolument, et c’est une question dont on ne parle pas suffisamment. Pour faire advenir cette agriculture écologique, dispose-t-on encore réellement des savoir-faire nécessaires ? Je n’en suis pas certaine. Aux dires de beaucoup d’agriculteurs et d’agricultrices, difficile de changer de pratiques quand on ne sait pas faire autrement.

Ça fait soixante-dix ans que notre agriculture est biberonnée aux énergies fossiles, aux phytosanitaires, aux engrais…

Les agriculteurs et agricultrices de 60 ou 70 ans aujourd’hui n’ont connu que ça. En réalité, comme dans d’autres domaines, c’est un ensemble de savoirs et de savoir-faire qu’on a perdu et qu’on ne sait pas très bien où aller rechercher.

C’est d’ailleurs une grille de lecture de ces dernières semaines. Le prix des carburants, la réduction de l’utilisation des produits phytosanitaires, le développement de la jachère… Derrière tous ces sujets se cachent une question de pratiques et de savoir-faire qui n’est pas anodine.

La prétendue opposition agriculture et écologie portée par certains medias est-elle fondée ?

Historiquement, il y a toujours eu des agriculteurs et agricultrices qu’on peut qualifier d’écolo, mais au-delà, une grande majorité d’agriculteurs et agricultrices, sans être syndiquée, n’a évidemment aucune envie de polluer ou de détruire le vivant. Ce sont des gens qui ont un rapport intime à la terre, que les urbain·es n’ont évidemment pas. Seulement, et ça revient à ce qu’on disait tout à l’heure, ce sont des gens qui sont pris dans un système dont il est très dur de sortir.

Ce sont des personnes endettées et positionnées sur un marché mondialisé face à des concurrents qui n’appliquent pas les mêmes normes. Ce qu’elles nous disent, « ce que vous nous demandez, ça nous coûte plus cher, cela revient à réduire notre chiffre d’affaires et nos revenus, quand en face de nous, on a des agriculteurs qui ne respectent pas ces engagements », me paraît tout à fait entendable ! À de rares exceptions près, elles sont conscientes que quelque chose ne tourne pas rond et qu’il faudrait faire mieux, sans savoir comment.

D’autant plus que, dans un contexte inflationniste où l’alimentation est la variable d’ajustement des ménages, l’alternative d’une agriculture durable a du plomb dans l’aile. Depuis trois ans, les ventes de produits bio ne font que s’effondrer. Si je les déplore, je comprends les résistances du monde agricole face à des normes qu’on leur impose… même si de mon point de vue, elles sont complètement légitimes et je pense qu’on n’a pas d’autre choix. Je comprends et je ne suis pas surprise par ces blocages.

Pour lever ces obstacles, l’approche adoptée avec ton équipe auprès des collectivités est-elle féconde ?

En partie seulement parce que la collectivité, il faut le rappeler, n’est pas omnipotente sur ces sujets. Pour autant, ça ne veut pas dire que les PAT ou les politiques territoriales d’agriculture et d’alimentation ne servent à rien. Elles vont dans le bon sens car elles visent à imaginer et expérimenter d’autres formes de débouchés, d’autres formes de partenariat, d’autres formes de lien entre les producteurs, les transformateurs et les distributeurs à une échelle locale, où on est en mesure de se parler et de trouver des accords équitables, à même de sécuriser des changements de pratiques et de faciliter l’installation d’agriculteurs et agricultrices engagé·es en faveur de pratiques plus durables.

Aujourd’hui, ça relève toutefois davantage de l’expérimentation. La consommation alimentaire des Français·es se fait toujours à 85 % auprès de la grande distribution. La récente crise l’a bien montré : la grande distribution est au cœur de la problématique, en matière de prix pratiqués et de répartition des marges.

La grande distribution prend-elle part à vos démarches ?

Non seulement elle y prend part, mais elle y est obligée par la loi EGalim, qui lui impose de s’inscrire dans une démarche agroécologique. Dans les faits, ce n’est pas si simple car la loi n’est pas appliquée partout ni par tout le monde.

A ce propos, il y a un point important à soulever selon moi. La grande distribution se cache en disant que leurs client·es cherchent les produits les moins chers possibles. Certes, mais qui est à l’origine de l’idée selon laquelle l’alimentation devrait tendre vers le moins cher possible ? Ce sont les enseignes de grande distribution qui, depuis cinquante ans, communiquent autour de « venez chez nous, c’est moins cher ». Sous l’effet de ces campagnes marketing, on a collectivement pris une mauvaise habitude, alors que par ailleurs, on accepte de payer très cher pour d’autres produits peut-être moins vitaux. Cela devrait nous questionner.

Quelques exemples de démarches réussies et transformatrices dans une collectivité ?

Je parle souvent du PAT du Pays Autunois, une petite intercommunalité située sur un territoire d’élevage qui a vraiment très bien travaillé avec les filières du territoire pour approvisionner sa restauration collective en produits locaux et durables. Ce n’est pas une révolution mais ça prouve que le changement est possible à condition de travailler avec les producteurs et productrices.

Par ailleurs, je ne peux pas ne pas parler de toutes ces collectivités qui expérimentent la Sécurité Sociale de l’Alimentation.

Le principe, c’est d’instaurer la notion de droit à l’alimentation pour toutes et tous, quel que soit le niveau de revenu. Ses détracteurs la caricaturent souvent en disant qu’elle va servir à payer la nourriture à tout le monde, mais en réalité, ce n’est pas le sujet. L’ambition, c’est de tenir ensemble les deux bouts de la chaîne : d’une part, permettre aux consommateurs et consommatrices d’accéder à une alimentation de qualité ; d’autre part, permettre aux agriculteurs et agricultrices qui jouent le jeu de la transition agricole de vivre décemment de leurs revenus. On ne peut pas espérer une transition si on n’est pas sur ces deux pendants.

Et enfin, comment vos missions évoluent-elles ?

En matière agricole et alimentaire, au sein d’Auxilia, l’équipe Agricultures et alimentation travaille de plus en plus main dans la main avec deux autres expertises, « Energie & climat » et « Eau & biodiversité ». Nos missions deviennent de plus en plus transverses et s’attaquent à des questions de plus en plus délicates, notamment en matière d’adaptation au changement climatique. Comment par exemple répartir la ressource en eau selon ce qui est disponible ? Aura-t-on encore des arbres fruitiers en France dans 20 ans ? Là, on est au mois de février, il fait entre 15°C et 25°C, tous les arbres fruitiers sont en fleurs. Au printemps, les températures risquent de retomber et on va connaître des gelées… Résultat, la production fruitière pourrait être quasiment nulle cette année. L’adaptation commence à toucher à ses limites. Faire de l’agriculture sans eau, ce n’est pas possible alors qu’on a des grandes régions productrices, comme les Pyrénées-Orientales où les niveaux hydriques sont très faibles. Bref, les sujets en cours sont, disons, préoccupants…

Pour aller plus loin sur la Sécurité Sociale Alimentaire, écoutez cet épisode de notre podcast « Les chemins vers… », avec Berengère Mendez, Marie MASSART, élue adjointe au Maire Déléguée à la politique alimentaire et à l’agriculture urbaine à Montpellier, Conseillère de Montpellier Méditerranée Métropole et Présidente du Marché d’intérêt national de Montpellier, Pauline SCHERER, sociologue intervenante, travaille en recherche-action sur les sujets d’alimentation, de démocratie alimentaire, d’inégalités sociales liées à l’alimentation, Nathalie BARTE, agricultrice dans l’Hérault et adhérente au CIVAM, le Centre d’Initiatives pour Valoriser l’Agriculture et le Milieu rural et Bénédicte BONZI, docteure en anthropologie sociale et auteure du livre « La France qui a faim » aux Editions du Seuil.

Pour en savoir plus sur notre expertise Agricultures & alimentation, consultez notre page dédiée.

Propos recueillis par Bastien Marchand, consultant – Doctorant en redirection écologique.
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