L’Etat américain du Montana a perdu cet été une bataille juridique, le contraignant à retirer la clause d’une loi concernant l’attribution de permis à des entreprises fossile. En France, si l’Etat a aussi été deux fois condamné pour préjudice écologique, et d’après une récente étude, les litiges climatiques font peser un risque financier réel sur de nombreuses entreprises.
Les collectivités territoriales semblentpasser entre les mailles du filet… pour combien de temps ?
Bertil : Je ne suis pas sûr que les collectivités soient totalement protégées de ce genre d’actions juridiques. L’annulation du SCoT de Maurienne – document porté par sept communautés de communes ! – relève bien d’une décision de justice. Le Syndicat du pays de Maurienne a d’ailleurs fait appel de la décision et s’engage donc dans une bataille juridique. Cela s’inscrit dans le fait que les actions et les décisions sont scrutées et parfois dénoncées par des associations, des citoyen·nes, etc. Et cela ne me semble pas relever d’une nouveauté : les PLU, par exemple, ont toujours fait l’objet de contestations – bien sûr, à propos d’enjeux peut-être plus anecdotiques, comme la hauteur d’une construction dans le voisinage. Les maires ou les acteurs très locaux ont toujours été attaqués sur des questions paysagères ou en rapport au cadre de vie : défendre des arbres mis en danger par un projet de construction d’infrastructure, par exemple. Va-t-on voir apparaître des actions juridiques intentées contre les collectivités sur la base d’arguments purement climatiques, comme ce fut le cas au Montana ? A mon avis, la dimension climatique devient un sujet de plaidoirie en s’ajoutant à d’autres dimensions. On le voit avec l’opposition au projet d’autoroute entre Toulouse et Castres, où l’argument climatique (émissions induites incompatibles avec l’Accord de Paris, adaptation aux canicules) vient s’ajouter à celui de la biodiversité, du modèle agricole, de la qualité des emplois, de l’utilisation de l’argent public, etc.
Par ailleurs, ce qui me frappe dans l’épisode du Montana, c’est que ce sont des personnes très jeunes, parfois mineures. Les plaignant·es sont âgé·es de 5 à 22 ans ! Il y a donc un sujet de droit, qui n’est pas majeur aujourd’hui mais qui fait valoir son droit à une vie bonne dans le futur. C’est comme s’il y avait une idée de préjudice à venir non-encore constaté. Je trouve que c’est intéressant à observer du point de vue de l’évolution du droit. Comment le juridique peut-il prendre en compte un préjudice à venir ?
Parfois les autorités locales souhaitent anticiper et relocaliser plus loin dans les terres certaines infrastructures. L’une des difficultés auxquelles elles font face dans ce processus, c’est de prouver juridiquement l’imminence du danger, chose qui, d’un point de vue juridique, n’est pas simple à prouver…
Bertil : Ces différents exemples mettent en lumière une lacune du droit. L’imminence du risque peut être scientifiquement assez certaine – au sens où les prévisions sont fiables et font l’objet d’un consensus scientifique – mais encore éloigné dans le temps. Cela pose une difficulté que le droit n’arrive pas encore à prendre en compte. Que veut dire « imminent » d’un point de vue juridique ? Comment prouve-t-on qu’un événement est imminent ? Les modélisations scientifiques suffisent-elles ? Quel horizon temporel considère-t-on comme imminent ? 6 mois ? 10 ans ? 50 ans ?
L’approche par l’imminence n’est finalement peut-être pas la bonne. La question écologique devrait certainement finir par faire bouger le droit. Cela passe-t-il par une meilleure définition des risques à venir ? Peut-on s’en tenir à la quasi-certitude scientifique d’un événement sans s’attarder sur l’horizon temporel de son advenue ? Est-ce que ça devient plus entendable d’un point de vue du droit ?
Bertil : Oui, tout à fait. Pour en revenir au Montana, on peut dresser un parallèle entre des personnes humaines qui ne sont pas complètement des sujets de droit (les enfants en bas âge, les générations futures pas encore nées) et des entités non-humaines (des animaux, des écosystèmes… et parfois des non-humains non-vivants comme des rivières). Faut-il, et le cas échéant comment, aménager le droit pour reconnaître et entendre ces humains et ces non-humains pas tout à fait reconnus mais qui vont pâtir des décisions actuelles ? Peut-on instituer la nature ? Qui la représente ? Par quels dispositifs peut-on la « faire parler », l’aider à défendre ses intérêts ? Faut-il, et si oui comment, leur faire une place dans la gouvernance des territoires ? De nombreuses initiatives sont aujourd’hui en cours, pas seulement dans certains pays pionniers d’Amérique Latine ou d’Océanie, mais aussi chez nous, en France, où les fleuves sont au centre d’expérimentations très fertiles. C’est aussi l’occasion d’évoquer le projet Ultra Laborans, avec qui Auxilia collabore, qui cherche à comprendre comment la nature peut s’inviter dans la gouvernance des entreprises.
La rentrée des classes a été perturbée par le manque d’eau, certains établissements, comme le lycée Younoussa Bamana, n’ont pas pu ouvrir. Quelle lecture as-tu de ces événements ? L’entrée dans l’Anthropocène fragilise-t-elle encore un peu plus l’idéal d’égalité territoriale ?
Bertil : Mayotte est un territoire particulier. Pour bien en parler, il faudrait commencer par bien en connaître et en préciser les circonstances : arrivée massive d’immigré·es depuis les Comores, statut récent de DROM etc. Je ne me risquerai donc pas à commenter la situation. J’ai toutefois l’impression qu’il y a un défaut criant d’anticipation. Le problème ne date pas d’hier et il n’y a, semble-t-il, jamais eu d’anticipation sérieuse. Résultat, on se retrouve à bricoler en urgence des stations de dessalement d’eau de mer et à livrer 600 000 litres d’eau potable par bateau.
Une phrase d’une élue bordelaise me revient en mémoire : “quand on fait de la prospective, il faut commencer par regarder ce qui se passe aux marges de la société. Qu’ont à dire les exclu·es, les plus vulnérables, de la société ?” C’est intéressant de regarder la situation à Mayotte à travers cette perspective. Qu’ont à dire les Mahoraises et les Mahorais de la gestion de la transition écologique ? De la République et de son fonctionnement ? Comment perçoivent-ils l’avenir ? Que peut-on apprendre de cet événement, pourvu qu’on enlève nos lunettes exotisantes et qu’on écoute les premières et les premiers concerné·es ? Plutôt que de le voir comme un accident de parcours, comme une « crise », on peut analyser Mayotte comme un territoire sentinelle, pour reprendre une expression chère au chercheur Emmanuel Bonnet, qui annonce une véritable perturbation de tout le paradigme français actuel.
On le voit d’ailleurs en métropole, où des communes, comme Coucouron en Ardèche, sont ou ont été privées d’eau pendant plusieurs mois…
Bertil : Oui, ce qui se passe à Mayotte aujourd’hui a aussi lieu dans d’autres territoires métropolitains. Ces situations sont en train de devenir des normalités un peu partout. Que nous apprennent-elles du rôle de l’État et des collectivités en termes d’anticipation par l’action publique ? Voilà une question à laquelle il me semble urgente de trouver une réponse car, si on définit classiquement l’effondrement comme le processus à l’issue duquel les besoins de base (eau, logement, nourriture, etc.) ne sont plus fournis à une majorité de la population, on peut parvenir à la même conclusion que celle du Secrétaire Général de l’ONU, Antonio Guterres, le 6 septembre dernier : l’effondrement a commencé
Il y a à cet égard une problématique qui me semble largement passée sous silence : celui de la possibilité d’effets de concurrence ou de cannibalisation entre les investissements nécessaires à l’adaptation et ceux nécessaires à l’atténuation. Le modèle World 3 du rapport Meadows mettait déjà en avant une idée (baptisée le « mécanisme de Greer d’effondrement catabolique ») similaire : prioriser les investissements de réparation destinés à gérer les urgences écologiques au détriment d’investissements d’atténuation, couplé à un épuisement des ressources clés, pourrait en réalité contribuer à l’effondrement. Concrètement, pour revenir à Mayotte, même si pour l’instant la CMA CGM consent à livrer des milliers de litres d’eau gratuitement, on peut imaginer que des millions d’euros publics vont être mis sur des opérations d’adaptation et de réparation. Ces investissements vont-ils être effectués au détriment d’autres investissements, d’atténuation par exemple ? Est-ce qu’on rentre dans ce type de cercle vicieux ?
Bertil : C’est ce que disait récemment Alain Grandjean aux Assises de la transition écologique à Bordeaux. Il remarquait que la discussion politique portait majoritairement sur les investissements en matière de transition énergétique : rénovation des logements, investissement dans les nouvelles infrastructures (énergétiques, hydriques, ferroviaires…), soutien aux nouvelles filières, réindustrialisation, etc. Il estimait que cela allait finir par entrer en concurrence avec l’argent nécessaire à la protection sociale et pointait une possible cannibalisation entre dépenses écologiques et dépenses sociales.
Je suis assez d’accord, et j’ajouterais un troisième type – fondamental ! – de dépenses qui demeure peu traité comme tel aujourd’hui : les reconversions et les formations professionnelles. Même si la transition écologique est créatrice nette d’emplois, de nombreuses personnes vont subir, dans les filières exposées (l’automobile ou les chaudières gaz par exemple) des transformations de leurs emplois. Ils vont passer par la case chômage. Or, on risque de manquer de moyens pour accompagner ces transitions-là… Et si on n’est pas capable de sécuriser les parcours professionnels de ces dizaines de milliers de personnes, les transitions ne se feront jamais.
Je trouve que ce sujet est assez peu discuté alors que, politiquement, il y a matière à débat. Schématiquement, deux positions pourraient par exemple s’opposer. L’une pourrait consister à indemniser les actionnaires : protégés financièrement, ils n’auraient plus de raison de s’opposer à la transition. L’autre pourrait consister à dire : tant pis pour les actionnaires qui connaissent le risque depuis longtemps et ont choisi de ne pas agir, on va plutôt protéger et indemniser les employé·es.
Bertil : Un discours politique centré sur la transformation des filières a des chances d’être audible politiquement. Aujourd’hui, expliquer sur un territoire que telle industrie doit se transformer, ça me semble pouvoir être entendu. A condition que cette transformation soit juste socialement, que les efforts soient répartis de façon équitable entre les salarié·es concerné·es, les actionnaires, et l’Etat via la solidarité nationale. L’enjeu est donc l’alignement entre l’industrie concernée (ses actionnaires et ses salarié·es) et le politique. Les élu·es doivent former des alliances. Pour ce faire, il faut effectivement accorder des garanties soit aux actionnaires soit aux salarié·es – pas sûr d’ailleurs qu’accorder des garanties uniquement aux salarié·es suffise. A l’échelle locale, les élu·es n’ont certainement pas le poids, les moyens, les compétences pour nouer des alliances susceptibles de transformer des filières entières ou des gros sites industriels, par exemple dans l’automobile ou dans la sidérurgie. La décarbonation du site de Fos-sur-Mer, près de Marseille, ne dépend pas (que) de la métropole Aix-Marseille. Mais on peut imaginer des alliances locales propices à la transformation d’acteurs plus locaux.
Chez Auxilia, on a, je pense, aidé des élu·es à voir que sur leur territoire, les bouleversements écologiques étaient déjà en cours, et qu’il y avait politiquement des choses à y gagner – ne serait-ce qu’un consensus politique. Demeure une dernière question : ont-ils les moyens de mener la bifurcation écologique en dépit d’un pouvoir central qui a un autre agenda ? Et là, c’est plus compliqué.
Propos recueillis par Bastien Marchand, consultant – Doctorant en redirection écologique.
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